Croissants sans beurre et sans reproche !

 

Pour se souvenir, il faut d’abord avoir oublié. Comme la madeleine de Madame sa mère qui faisait remonter chez Proust ce qu’il appelait ses réminiscences, il faut alors un déclencheur pour précipiter les souvenirs hors du cocon de l’oubli.

 

Les dimanches matin, à Cap Matifou, ceux qui comme moi restions à la pension pour raison de distance, nous avions dès le matin deux énormes privilèges : le lever se faisait à sept heures moins le quart au lieu des matinales six heures habituelles, et au petit déjeuner ordinaire, les cuisines rajoutaient un croissant.

 

C’est à l’ENPA que j’ai dégusté mon tout premier, et malgré sa facture grossière et insipide j’ai tout de suite aimé. Le dimanche rimait alors avec croissant. Plus tard, j’ai dû attendre d’en avoir les moyens pour m’offrir ce luxe, et aujourd’hui, je fais de mes petits déjeuners un rite où le croissant est roi.

 

Et chaque matin, je tente de retrouver le goût de là-bas de cette viennoiserie décolorée, sans beurre (et sans reproche, rajouterait notre brave Bayard !) avant que le premier coup de dent dans la pâtisserie fraîchement acquise le matin même ne vienne l’escamoter.

 

Ensuite, évidemment, impossible de me souvenir, même en cherchant très profond derrière l’hippocampe, le vaillant bibliothécaire de ma mémoire, à quoi ressemblait exactement le goût de ce croissant-là. J’ai encore dans les narines cette odeur bizarre et militaire du café allégé, du lait, de la timbale en aluminium et de la cuillère en inox qui servait à dissoudre le sucre à peine présent. Mais du croissant, plus la moindre idée. Il n’a pas laissé les traces éphémères que les madeleines provoquaient chez Proust, ou alors, ce sont les multiples croissants ingurgités depuis lors qui en ont changé jusqu’à la mémoire.

 

Sans nos souvenirs, nous serions des morts-vivants. Et quand bien même il ne resterait plus que le souvenir altéré d’un souvenir confus au fond de notre esprit fatigué, il nous ferait revivre en nous transportant dans le temps vers le sud, là-bas… Quand nous avions quinze ans !

 

Et puisque je deviens fainéant avec l’âge, je vais profiter de cet espace pour vous souhaiter, à vous tous, mes amis, les meilleures fêtes du monde de Noël et du jour de l’an, au milieu des vôtres, et vous promettre que ce que j’aime dans le croissant c’est son goût pâtissier et non sa forme. D’ailleurs, je les choisis tout droits et non en demi lune… Exprès !


Alain Bonet - 58-62 - 14-12-2012